A mon interlocuteur de la semaine dernière, qui me demandait si «l’inconscient fait de lui-même ce qu’il y a à faire ?», et avec qui j’évoquais «la possibilité de laisser en quelque sorte couler en soi la puissance et la sagesse de la vie. Sans rien faire.», j’ai aussi raconté une des jolies histoires des maîtres taoïstes, une de mes préférées, que j’appelle «le vieux dans la cascade».

Lie-tseu nous raconte comment un jour Confucius (l’adversaire, pour les taoïstes: celui qui considère que pour l’harmonie, il faut des règles et des rituels, et l’effort et la tension de respecter ces «il faut») voit un homme plonger dans une rivière bouillonnante, toute de cascades et de rapides. Il envoie ses disciples sauver celui qu’il croit malheureux et en danger. Quand les disciples arrivent, l’homme sort tranquillement de l’eau, indemne, et joyeux. Médusé, Confucius lui demande comment il fait. «C’est simple – mais j’ai dû m’entraîner et pratiquer: quand le courant m’entraîne au fond de la rivière, je me laisse descendre, quand les courants me remontent, je reviens à la surface. Je suis le mouvement de l’eau.» (Je mets le texte original et intégral ci-dessous).

Qu’on ne s’y trompe pourtant pas: cela ne revient pas être comme un poisson crevé à la dérive.

L’hypnose ne produit pas un état d’inertie où on subirait, comme anesthésié, les déterminations du dehors. Elle nous conduit au contraire au cœur de la vie, où nous pouvons, sans nous noyer, être ajustés à toutes les variations de notre environnement, confiants dans ce courant puissant, «à l’intérieur», qui nous permet de goûter pleinement toute la saveur d’être vivants.

K’ong-tseu contemplait la chute d’eau de Liu-leang qui se précipitait d’une hauteur de trente jen. L’eau écumait sur une étendue de plusieurs lieues. Il était impossible, même pour des tortues marines, des crocodiles, des poissons, des salamandres, d’y nager.

Soudain, il vit un homme qui nageait là. Il crut qu’un chagrin l’incitait à rechercher la mort; aussi fit-il accourir ses disciples au bord du torrent pour repêcher cet homme. Cependant, à quelque cent pas de là, l’inconnu sortit de l’eau, les cheveux épars sur les épaules. Il chantait en longeant la rive.

K’ong-tseu le suivit et l’interpella : « La chute d’eau de Liu-leang se précipite d’une hauteur de trente jen et l’eau écume sur une étendue de trente lis; même les tortues, les crocodiles, les poissons, les salamandres n’osent s’y aventurer. Quand je vous ai aperçu dans l’eau, j’ai cru qu’un chagrin intime vous avait fait vous précipiter dans la mort. J’ai dépêché en toute hâte mes disciples pour vous intercepter. Puis vous êtes sorti, les cheveux épars sur les épaules, tout en chantonnant. J’ai cru que j’avais affaire à un esprit, mais en vous examinant de plus près, je m’aperçois que vous êtes un homme. Puis-je vous demander s’il existe une méthode pour évoluer dans l’eau? »

L’inconnu répondit : « Non! Je n’ai pas de méthode.

J’ai commencé, puis j’ai fait des progrès; la chose m’est devenue instinctive, maintenant elle m’est naturelle. Je m’offre au tourbillon qui m’aspire tout entier et je ressors du gouffre écumant. Je suis le Tao de l’eau et je ne fais rien par moi-même. C’est pourquoi je puis ainsi évoluer dans les flots. »

K’ong-tseu insista : « Qu’entendez-vous par  » j’ai commencé, puis j’ai fait des progrès, la chose m’est devenue institive, maintenant elle m’est naturelle. Il dit : « Je suis né sur la terre ferme et m’y trouvais en

sécurité : c’est cela le commencement. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis senti à l’aise : c’est comme un instinct. Quand je ne sus plus pourquoi il en était ainsi, c’était comme ma nature innée. »

Lie-Tseu, Le Vrai Classique du vide parfait, II, 9, (trad. B. Grynpas)