Guido Albertelli

Hypnose ericksonienne

Category: Non classé (page 1 of 5)

Toc, toc, toc

L’expérience de la transe, c’est apprendre à être là avec tout ce qui est, et ne pas être dérangé. Apprendre à cesser de lutter contre, de vouloir «gérer», pour découvrir qu’en étant simplement là, en faisant la simple expérience de «j’y suis», quelque chose tient, quoi qu’il arrive par ailleurs, que «j’y suis» ouvre un espace tranquille et stable. Et ça suffit.

Une petite histoire, en forme d’apologue:

Toc, toc, toc! On frappe à la porte. Vous vous levez de votre fauteuil, et vous courez ouvrir. C’est un importun, qui essaie de vous vendre quelque chose dont vous ne voulez pas, ou de vous convaincre de ceci ou cela, dont vous n’avez que faire. Vous déclinez, d’abord poliment. Il insiste, vous expliquez, vous argumentez. Il répond, vous finissez par vous énerver. Jusqu’à mettre fin sèchement, et fermer la porte. Ouf! C’est fini – et c’était exténuant.

Une autre fois: toc, toc, toc! Cette fois vous pouvez pas, mais vous criez, de l’intérieur, derrière la porte fermée: «Allez-vous-en! Allez-vous-en! Ça ne m’intéresse pas». Ouf! Vous avez pu «gérer» le dérangement.

Mais il y a une autre fois encore: toc, toc, toc! Confortablement installé, vous ne bougez pas du fauteuil. «Tiens, on frappe à la porte.» Et c’est tout. Ça suffit. Assez d’espace et de stabilité pour que le dérangement ne dérange pas.

L’expérience du changement

Il y a exactement dix ans, je vivais les derniers jours de ma carrière d’enseignant – maître de philosophie et psychologie dans un gymnase vaudois («gymnase» est un germanisme qui désigne un établissement secondaire supérieur, ce qu’on appelle ailleurs un lycée, avec des étudiants de 15-16 à 18-19 ans). «Il est temps pour moi de faire autre chose», avais-je écrit à mon directeur pour lui annoncer ma démission. Je quittais une vie de sécurité: un métier que je connaissais bien, que je pratiquais, je crois, plutôt bien, et dont l’essentiel – être en classe avec des jeunes, et leur transmettre des choses qui me paraissaient, et me paraissent toujours, importantes, qui m’avaient enthousiasmé quand je les avais découvertes, à leur âge; un salaire confortable; une retraite assurée. Mais je voulais vivre autre chose. Ou peut-être avais-je besoin de faire, pour une fois, quelque chose de très déraisonnable dans ma vie?

Cette nouvelle vie a commencé par une année sabbatique, qui m’a emmené au Portugal et en Corse, puis dans un long voyage, proprement initiatique, au Pérou, et enfin dans un vieux chalet, généreusement mis à disposition par des amis, dans les montagnes suisses. J’ai consigné les traces de cette expérience dans un blog. Et j’en ai tiré, en y ajoutant des fragments de mes carnets, un petit livre, que j’ai intitulé Ligne de fuite. (Ce livre est toujours disponible, au prix de 10 CHF + frais d’envoi, sur simple demande par mail, avec votre nom et adresse, ou à l’excellente librairie Ex Nihilo, à Lausanne)

L’extrait qui figure en quatrième de couverture annonce ce qui était, et est encore, le programme:

Aujourd’hui, c’est un peu comme si je larguais les amarres. Doucement sortir du port. Ce sont des images que j’ai beaucoup utilisées, ailleurs. Mais alors qu’elles disaient le désir, voire le fantasme, je veux voir maintenant si elles auront aussi la consistance d’une réalité. Il n’y a pour ces prochains mois aucune «contrainte» – que le désir de donner à mon existence toute l’ampleur et la splendeur possibles. La direction pourrait se dire: “apprendre à me tenir là où il n’y a rien qui tient”. Le cycle précédent – la première partie de ma vie, donc – était dominée par la crainte et le besoin de sécurité. Et donc aussi le sérieux. Pourtant, il y avait toujours, au fond, une part d’insouciance qui aurait volontiers été joueuse. C’est ce monde-là que je veux désormais aller explorer. Me rendre disponible pour cela, en laissant tomber tout le reste. Et, maintenant puis ensuite, habiter cette disponibilité – l’espace des possibles, là où rien ne tient.

Où alors, peut-être, là où ça tient vraiment? Ou ce à quoi je tiens?

J’ai continué à travailler avec les jeunes, en créant, sous le nom de «La matu en liberté», un accompagnement pour des étudiants qui ne trouvaient pas leur place dans le système de l’école et qui étaient prêts à poursuivre leur formation en autodidacte – tout en apprenant, eux aussi, l’autonomie, en cultivant les richesses de leur singularité.

Et je savais que je voulais «faire de l’hypnose», que j’avais découverte quelques années auparavant – une découverte aussi marquante que celle de la philosophie, quand j’étais adolescent. Je me suis donc formé, puis j’ai ouvert un cabinet. Et je continue, avec le même intérêt, la même curiosité, et le même plaisir à accompagner les personnes qui viennent me voir dans les espaces toujours singuliers, et pourtant si familiers, de la transe.

Et c’est avec toute la confiance nourrie de mon expérience propre d’une telle aventure que je peux proposer mes services de «guide», dans ces espaces de changement, pour donner à son existence «toute l’ampleur et la splendeur possibles».

Là où tout est frais et vigoureux comme le matin

Puisqu’un assureur-maladie pose ces jours la question dans la rue… je propose, de nouveau, d’en faire l’expérience.

Il suffit de vous installer confortablement, dans un fauteuil, sur une chaise, de lancer l’audio ci-dessous et… de vous laisser guider. Sans rien faire. Bon voyage!

Ne rien faire?…

«Mot magique, mais précis que répète Gaston Brosseau comme le sésame par excellence. Qu’est-ce que cela signifie et est-ce vraiment possible? C’est ne plus prendre aucune initiative, c’est abandonner toute recherche d’une solution, c’est ne plus s’interroger sur soi-même pour se demander qui l’on est, où l’on est et vers quoi on pourrait se diriger. Un pur laisser-faire et laisser advenir. Mais comment une telle négligence généralisée pourrait-elle être à l’origine d’une transformation? On n’a jamais entendu dire que, pour atteindre un but, celui par exemple ici d’être débarrassé d’un de ses symptômes, il suffise de ne pas se soucier de l’atteindre, de ne pas penser à l’atteindre et de ne pas vouloir l’atteindre. Si l’on a un peu de bon sens, on ne pourra pas éviter de se demander ce à quoi va se trouver réduit l’individu que l’on invite à ne rien faire ? À l’état de légume sans doute ! Existe-t-il une autre solution envisageable?

Quand Gaston Brosseau propose au patient de ne rien faire, quand il l’y invite ou lui enjoint de se mettre à cette tâche absurde, il a en vue, comme il dit, de le réinitialiser. Qu’est-ce que cela peut bien signifier? Réinitialiser est la traduction du terme anglais reset, remettre à l’heure, réenclencher, recommencer en partant de zéro. Pourquoi employer ce terme en usage dans le monde des ordinateurs? C’est une image frappante pour faire voir, dans la perspective d’une thérapie, qu’en venir à ne rien faire équivaut à se placer de nouveau au commencement, à l’instant et au lieu où la vie prend origine, ou à reprendre contact avec des forces d’autant plus puissantes qu’elles sont vierges. Ne faites rien que vous situer au point zéro, à la fraîcheur et à l’intensité de la tension première, là où rien n’est usé ou fatigué, mais où tout est vrai et vigoureux comme le matin.» (François Roustang)

Le jeu des vagues

Un aperçu de ce qui peut se passer lors d’une séance.

Il y a quelques jours, je recevais une jeune femme, N., au cabinet. Elle me raconte son histoire avec beaucoup d’émotion, des larmes. Elle se plaint d’angoisses, elle a peur des autres, «je crains toujours qu’ils vont me faire du mal». Elle voudrait retrouver de la confiance.

Elle m’avoue aussi ses appréhensions par rapport à l’hypnose : et si ça faisait revenir des choses trop difficiles ? «Vous soupçonnez qu’il y en a ?». Non…

Je la rassure en quelques phrases : c’est son «esprit inconscient» qui va faire tout le travail, et il le fera comme tout ce qu’il fait – la respiration, par exemple, ou marcher sans avoir à y réfléchir, même conduire sa voiture alors que les pensées sont ailleurs – de sorte à permettre de vivre une «bonne vie». Puis je lui propose plutôt une expérience, pour essayer. Elle accepte.

Je l’invite à appuyer son coude sur l’accoudoir du fauteuil, l’avant-bras vertical, et la main comme flottante. Je lui parle de tous ces signes involontaires par lesquels nous communiquons sans avoir à y réfléchir – comme ces petits hochements de tête qu’elle fait en écoutant, pour me signifier qu’elle comprend, qu’elle est d’accord. Et je lui explique que la part d’elle-même, sage et puissante, qui sait tant de choses qu’elle-même ne sait même pas qu’elle sait, qu’on peut appeler, par commodité, «esprit inconscient», va pouvoir se manifester et communiquer par de petits mouvements de ses doigts ou de sa main. «Vous pouvez simplement garder les yeux ouverts, regarder votre main, et ne prêter attention à rien d’autre qu’aux sensations dans cette main – chaleur ou fraîcheur, poids ou légèreté, picotements, ou pas.» 

Il faudra de longues minutes, pendant lesquelles il ne se passe apparemment rien. Ses yeux se ferment, elle plonge dans une transe de plus en plus profonde, que j’accompagne de quelques phrases entrecoupées de longs silences. J’invite alors son «esprit inconscient», s’il est d’accord, et en prenant tout le temps qu’il lui faut, à tourner cette main vers le visage de N.. Lentement, la main commence à pivoter, de telle sorte que pour finir c’est comme si les doigts regardaient N., qui a toujours les yeux fermés. 

J’invite alors N. à ouvrir les yeux, tout en restant profondément en transe. Elle est manifestement surprise de découvrir sa main qui la regarde (elle me dira qu’elle n’a eu aucune conscience du mouvement) – et elle rit, en transe. Je lui propose alors de prendre tout le temps pour cette rencontre, si intime, entre elle et elle-même. Quant à moi, je me tiens en quelque sorte à l’écart, et je laisse faire. Une énorme vague de sanglots monte, profonds, venus peut-être de loin (je n’en saurai évidemment rien, et m’abstiendrai évidemment de demander quoi que ce soit). J’accompagne juste de quelques mots. Tout cela dure… je ne sais pas – on a quitté le temps des horloges. Puis les sanglots se calment, s’arrêtent. Comme une respiration entre deux vagues. Et puis une autre vague, puissante. Mais une vague de rires cette fois-ci, de grands rireslibres, vivants. Une de ces belles vagues qui emmènent dans de longs surfs enivrants. Et elle prendra elle aussi tout le temps qu’il lui faut pour déferler.

Quand la vague a passé, je demande simplement à l’esprit inconscient de s’assurer que tout est fait, et de me le signaler en laissant la main retrouver sa position initiale. Les yeux de N. se ferment de nouveau. Et quand la main s’arrête, j’invite l’esprit inconscient à faire rêver à N. un rêve, magnifique, d’intégration de tous les apprentissages et changements de cette expérience, tout en laissant la main de N. redescendre, jusqu’à ce qu’elle se pose sur l’accoudoir.

N. ressort de transe, les yeux joyeux, avec encore des rires.

Elle repart radieuse.

Parfois, c’est si simple – juste une rencontre avec soi-même

Comme le feu

Il y a des moments dans nos vies où on se sent accablé. Où on a le sentiment qu’on n’y arrive plus. (Par exemple, on n’arrive pas à écrire chaque semaine dans son blog, comme on s’était promis de le faire…)

La transe, l’expérience de l’hypnose, peut alors être comme le chemin qui nous ramène à cette flamme, même ténue, même vacillante, à l’intérieur, qui ne s’éteint jamais. Comme une veilleuse qui témoigne de la lumière jusqu’au fond des ténèbres. Comme, dans certaines cuisinières à gaz, la petite veilleuse qui reste allumée, à la base du brûleur, et qui permet que la flamme reparte dès qu’on tourne le bouton. Comme ce fond bouillonnant qui remonte des profondeurs, dans le silence de l’hypnose, tel la lave dans le volcan. Chaotique, effrayant, même, parfois – parce que c’est aussi ce qui menace toujours l’ordre précaire que notre raison essaie d’instaurer. Notre culture l’a appelé par exemple Dionysos : le dieu de l’ivresse, qui préside également à la tragédie, le dieu démembré, qui revient à la vie. Un dieu à part, un dieu errant. Comme le mouvement de notre désir de créer, d’aimer, d’aller plus loin, sans savoir. 

Il m’est arrivé, lors d’une séance il y a quelque temps, à inviter la personne qui était là, en transe, à ramasser patiemment le bois mort de son accablement. Puis à allumer un feu, d’abord juste avec quelques brindilles, avec tout le soin, toute la délicatesse que nécessite la flamme renaissante. Puis ajouter du bois, jusqu’aux plus gros morceaux. Ecouter le feu crépiter, gronder même, et regarder les étincelles monter dans le ciel.

Et laisser faire.

Etre comme, et avec, le feu.

Se brosser les dents

Il m’arrive de dire, à la fin d’une séance, qu’on accepte volontiers l’idée de se brosser les dents chaque jour, et même plutôt deux ou trois fois qu’une. Personne ne se dit: «Bon, je vais m’acheter la meilleure brosse à dents, et le meilleur dentifrice, y consacrer un week-end, ou peut-être même aller faire un stage chez un maître du brossage de dents, comme ça j’en aurai fini une fois pour toutes!». On reprend, jour après jour. Par contre, sur le plan psychologique, ou spirituel, nous voudrions que le changement soit atteint une bonne fois, et même, si possible, en une fois. Pourtant, ai-je lu un jour quelque part, même le Dalaï-Lama, tout Dalaï-Lama qu’il est, se lève toutes les nuits avant l’aube pour ses pratiques, comme il le fait sans doute depuis l’enfance.

Il est vrai qu’une jambe cassée est réparée une fois pour toutes – ce qui cependant ne se fait pas non plus sans une période plus ou moins longue de rééducation. Mais ce qui se passe dans un processus de thérapie par l’hypnose ressemble sans doute plus au brossage des dents qu’au replâtrage d’un membre. Cela ne signifie pas que la thérapie doive être longue. Après tout, les dents sont propres en une seule fois. Et de même des changements importants peuvent être expérimentés en une seule séance. Mais cela signifie qu’il faut répéter cette expérience.

Le travail de la séance amorce de façon décisive un mouvement qui va se poursuivre et s’amplifier, comme une boule de neige qui roule et grossit. A condition toutefois d’en prendre soin, de le soutenir, contre l’inertie du retour aux vieilles habitudes. Ceci n’implique pas nécessairement de revenir souvent au cabinet (même si dans les faits c’est aussi utile de revenir, comme pour revivifier, et aussi souvent approfondir, enrichir, ce qui a été effectué): on peut renouveler l’expérience chez soi, jour après jour – comme on se brosse les dents. C’est pourquoi j’enseigne très vite aux personnes qui viennent me voir des exercices très simples d’auto-hypnose, ou que je mets à disposition un enregistrement qui permet de retrouver facilement l’état qui a permis le changement.

Installer l’hypnose comme une pratique. Comme une hygiène de vie – ou plutôt, bien mieux, un art de vivre.

Jubiler

A la résilience, je préfère la création, l’invention, la jubilation – la vie.

«Résilience», ce mot très usé, nous vient du vocabulaire des ingénieurs, de l’industrie des matériaux, des machines, notamment de l’armement. Un excellent ouvrage, Contre la résilience, nous apprend par exemple: «La résilience, nous disent les spécialistes en armement, dénote le niveau de capacité d’un système embarqué à tolérance de panne, de pouvoir continuer à fonctionner en mode dégradé tout en évoluant dans un milieu hostile». On peut donc douter que ce soit une métaphore pertinente pour dire un processus vital, comme ce que la thérapie, et tout spécifiquement l’hypnose, cherche à rétablir. Une métaphore dont on a abusé, et qui, comme trop souvent, nous abuse, en donnant à croire qu’il s’agit de préserver la capacité d’un système, d’une machine, de fonctionner tant bien que mal dans un environnement dégradé.

La vie fait que «ça change» tout le temps – et parfois, en effet, ce changement est une «dégradation» (un accident qui laisse des séquelles, la perte d’un être aimé, …). Mais la vie crée aussi tout le temps. L’adaptation ne consiste pas à chercher à continuer «comme avant» alors que le contexte a changé, mais plutôt à laisser la vie inventer de nouvelles formes, en tenant compte de ce qui a changé, pour pouvoir continuer à vivre – et non pour survivre. Vivre, c’est-à-dire désirer, aimer, aller plus loin, «encore», découvrir, inventer. Jubiler.

C’est cela que vise l’hypnose : permettre que le changement soit une «initiation», une invention nouvelle de «qui je suis». «Deviens qui tu es» – et non pas : «efforce-toi de rester qui tu es, quelles que soient les circonstances». Ni, non plus: «tend vers toi-même comme un objectif que tu pourrais te représenter, une identité».

«Deviens qui tu es»: «Invente, toujours de nouveau, qui tu es.»

Il y a une fidélité, quelque chose qui continue, mais c’est une fidélité à une direction, non pas à un état stable, à une identité, à quelque chose qui a été et qui n’est plus. Prendre le risque d’entrer dans le mouvement auquel convie, ou convoque, ce qui change en soi ou autour de soi. Le risque de ne pas s’accrocher : partir à l’aventure. Continuer l’aventure de la vie. Accepter, encore et encore, de ne pas savoir. Parfois c’est l’émerveillement, d’autres fois c’est l’effroi, souvent c’est les deux ensemble.

Survivre, c’est le contraire d’une aventure. L’aventure d’être vivant. La résilience, métaphore mécanique, c’est le refus de l’aventure, de l’incertitude, pour conserver autant que possible, le confort illusoire de ce qu’on connaît.

Par exemple cet homme que sa compagne a quitté et qui vient consulter en me demandant de lui faire oublier cette femme. Mais il n’y a pas de possibilité de supprimer ce qui fait mal, en espérant retrouver intact celui qu’on était. Cet homme est un homme blessé, et cette blessure, cette fêlure, est une invitation à découvrir, à inventer, une autre version de lui-même, à se raconter une histoire nouvelle à propos de qui il est. Une histoire qui permettra de continuer l’aventure – par exemple l’aventure d’aimer et être aimé.

La résilience, c’est refuser de mourir, pour espérer survivre. Mais continuer implique toujours que quelque chose meure. Comme la graine dans le sol, qui doit disparaître pour laisser éclore le potentiel d’arbre qu’elle porte en elle. Ou, encore mieux, comme la chenille, qui doit se dissoudre complètement, dans la chrysalide, jusqu’à n’être plus qu’une bouillie informe de cellules, pour que de celles-ci une nouvelle organisation soit possible, sous la forme du papillon. Jubilation.

Etre vivant, ce n’est pas être résilient, c’est jubiler. Etre émerveillable.

Emerveillable.

C’est ma grande aptitude. Comme on disait “apte au service militaire”, je suis apte à l’émerveillement. En quête. Je me fabrique des étonnements heureux. Je veux toujours voir apparaître le soleil à travers les arbres. 

Je suis sans cesse en recherche de lieux, d’instants qui vont déclencher ma capacité d’enchantement. C’est mon savoir-vivre. Je jubile fréquemment. Ma capacité jubilatoire peut naître sur un coup de vent, sur le ronflement particulier de la mer. 

Certaines lumières m’enflamment. Alors je vibre. Mais ça peut être aussi bien le chant d’une alouette.

Pour un guetteur de ma sorte, il peut y avoir beaucoup de moments pleins de perfection absolue. J’ai l’oeil. Je me le suis fait.

Olivier de Kersauzon

Une magicienne

Il y a quelques semaines, je rapportais ici la réponse d’une intelligence artificielle qui s’avouait incapable de «faire de l’hypnose», parce que: «L’hypnose est un processus complexe qui implique une interaction humaine et une relation de confiance entre l’hypnotiseur et la personne hypnotisée.»

Cette «interaction humaine», la relation qui se noue entre le thérapeute et la personne qui vient s’asseoir dans le fauteuil, est de nature bien particulière. J’essaierai une prochaine fois d’élaborer cela un peu plus.

Pour aujourd’hui, je voudrais simplement illustrer cette «interaction» en relatant l’expérience que j’en ai faite il y a quelques années, dans les montagnes de la Sierra mazatèque, au Mexique, chez une curandera, une guérisseuse traditionnelle, Julieta Casimiro. Une abuelita, une petite grand-mère de 82 ans – une magicienne. Elle travaillait avec une medicina ancestrale, dont la pratique a survécu, dans ces montagnes reculées, à la Conquista et à des siècles de christianisation.

A mon arrivée, elle m’avait posé quelques questions, intéressée à entendre ce qui m’amenait là, mais sans entrer dans quoi que ce soit de personnel, et sans procéder à ce qu’on appelle une «anamnèse». Après ma première velada («cérémonie»), j’étais allé la voir pour lui demander si elle avait des choses à me dire. «Oui, oui, avait-elle répondu, mais pas maintenant». Tout au long de la semaine que j’ai passée chez elle, je n’ai rien pu obtenir de plus. Pas d’explications, encore moins de conseils.

Pendant la velada, elle passait sans problème de son rosaire à une exhortation à la medicina pour que les plantes qu’elle me tendait m’apportent sagesse et guérison, alternait des chants ou des prières en espagnol à la Vierge de Guadalupe avec d’autres chants en mazatèque. Elle était assise dans son fauteuil, et, alors que j’étais couché dans la pénombre, «voyageant» là où la medicina m’emmenait, elle recevait parfois la visite d’une de ses petites-filles, qui venait lui montrer ses cahiers d’école, ou de sa fille aînée avec qui elle discutait des questions d’intendance de la maison. Apparemment indifférente, et pourtant entièrement présente, régulièrement elle me demandait comme ça allait. Une fois, je lui ai dit que les discussions me dérangeaient un peu. «Oh, tu préfères que je chante?». Et elle avait chanté ses chants auxquels je ne comprenais rien et qui pourtant modifiaient réellement mon expérience, me permettant, en l’occurrence, de «débloquer» une situation dans laquelle j’étais coincé. Je ne comprenais rien, elle ne faisait rien, elle était là, juste elle-même, elle bavardait ou chantait – une magicienne. Elle «tenait l’espace», sans y empiéter, un espace de liberté qui permettait le mouvement, le changement, qui me permettait à mon tour de trouver ma «juste place» dans ma vie, comme elle occupait simplement et complètement la sienne.

Un soir, Julieta était fatiguée, et elle a demandé à sa fille Magdalena de m’accompagner pour terminer la cérémonie. Et Magdalena s’y est engagée entièrement, généreusement, sans retenue. Elle priait et chantait pour moi. Elle m’encourageait: «Vas-y, Guido, demande à la medicina tout ce dont tu as besoin». Elle désirait, de tout son cœur, de toutes ses forces, que quelque chose d’important se produise. Elle mettait toute son énergie à cela. Mais pour moi c’était comme une pression, paralysante, un enfermement qui m’empêchait de bouger. Intérieurement, je la suppliais: «S’il te plaît, tais-toi, Magdalena!». Je ne pouvais bien sûr pas le lui dire: cela aurait été une manifestation inconvenante et incompréhensible d’ingratitude. Mais la réalité était que, littéralement, «elle me bouffait l’espace», avec son empressement à vouloir pour moi. A force de faire, et de vouloir bien faire, elle bloquait complètement ce que sa mère rendait possible sans rien faire de particulier qu’être là, dans une simple «interaction humaine».

Au-delà de ce petit agacement, je n’en ai évidemment pas voulu à Magdalena. Comment aurais-je pu? Elle avait les meilleures intentions du monde, s’investissait corps et âme. Mais j’ai appris là quelque chose d’essentiel sur la relation qui permet le changement. Une relation en quelque sorte «impersonnelle», où le thérapeute se rend entièrement présent et disponible, sans aucune attente: «il doit être indifférent au résultat et s’attendre tout aussi bien à un échec qu’à un succès de la cure» (F. Roustang). C’est cette présence indifférente mais sans faille qui libère l’espace de la transformation ou de la guérison – qui est ce au service de quoi se met le thérapeute. «Pour que soit possible le surgissement de l’autre dans sa liberté, le thérapeute doit atteindre à l’impersonnalité» (F. Roustang) C’est cette qualité de relation tout à fait extraordinaire que permet la rencontre où une personne qui se défait de sa personnalité va offrir l’espace à l’autre pourra décider de sa vie, accéder à sa liberté: «Face à la liberté qui va peut-être s’exercer, le seul respect convenable se traduit dans le renoncement à tout pouvoir.» (F. Roustang)

Le dernier jour, comme je descendais de ma chambre, Julieta était là dans le patio de la maison et m’a appelé, me faisant signe de prendre une chaise et de venir m’asseoir. Nous avons parlé un moment – enfin surtout moi: elle écoutait, attentive, présente, avec un sourire, ce que je lui racontais de ces jours à Hautla, de ce qui s’était passé pendant les cérémonies. Après peut-être une quinzaine de minutes, elle s’était levée, me disant joyeusement: «Bon, on a pu parler». Et elle est sortie. Je ne l’ai plus revue.

Quelques jours plus tard, à l’aéroport de Mexico, alors que j’attendais mon vol pour rentrer en Europe, j’ai reçu un message de Magdalena me demandant de prier pour Julieta: elle venait d’être hospitalisée. Elle est décédée quelques semaines après. Pour moi, elle est toujours présente. Une magicienne alliée, inspirante pour mon propre travail, pour ma façon d’envisager et d’établir la relation, l’«interaction humaine» avec la personne qui vient s’asseoir dans le fauteuil au cabinet.

Etre là

Ce qu’est l’hypnose, son efficacité, sa pratique. Une introduction simple et lumineuse, par François Roustang:

L’hypnose est efficace parce qu’on fait l’expérience de l’existence, ou l’expérience de la vie – tous ces mots sont tout à fait insuffisants – où on ne fait rien qu’être là. C’est ça qui est efficace. Et qui bouleverse une vie.

«L’hypnose, c’est un état où l’on sent sans sentir exactement ce qui se passe dans un acte réflexe. Donc c’est quelque chose qui est évident, mais en-dessous de la conscience. Finalement, entrer en hypnose, c’est retrouver notre animalité, c’est-à-dire un être qui a des réflexes pour survivre, et rien d’autre. Ce qui est tout à fait fondamental.

– Et en quoi ça peut être bénéfique ?

– C’est très facile à expliquer dans cette perspective là. C’est-à-dire que le malheur de l’humanité, c’est de penser. Toutes nos névroses viennent du fait qu’on peut ruminer, qu’on peut penser, qu’on s’est reconstruit un monde. Ce qu’il faut. C’est défaire le monde mental et physique dans lequel on est, pour entrer dans un autre mode de relation. L’hypnose est efficace dans la mesure où ne pense plus et on laisse faire. C’est Gaston Brosseau qui insiste beaucoup là-dessus, chaque fois qu’il parle il dit : «l’important c’est de ne rien faire». «Ne rien faire», ça veut dire quoi ? Ça veut dire ne plus penser et ne plus vouloir. Quand on se met dans un état où on ne veut plus rien, on ne cherche plus rien, et on ne pense plus, alors on est à l’état premier de notre vie, de notre vitalité. Et c’est à ce moment là qu’il se passe des choses tout à fait extraordinaires, parce que justement la vie se charge de répondre à nos questions. Mais on n’a pas besoin de projeter ça intellectuellement.»

Demandez l’impossible!

On s’en remet aux bons soins d’un hypnothérapeute parce qu’on veut changer: cesser d’angoisser pour les examens qui arrivent, mettre fin à la répétition obstinée d’un même motif, d’un même comportement, se défaire du poids insistant d’un événement du passé, ou simplement arrêter de fumer… Que ce soit lors d’une séance d’hypnose au cabinet, ou dans d’autres contextes (par exemple en marchant dans les bois), le changement que la transe rend possible est toujours de l’ordre d’un événement. C’est-à-dire quelque chose qui, dans le monde ou dans la personne telle qu’elle était jusque-là, telle qu’elle se connaît, est impossible. En général, d’ailleurs, les personnes qui viennent me voir ont fait très largement l’expérience de cette impossibilité, de cette impuissance. Elles ont beau tout comprendre et vouloir de toutes leurs forces, rien n’y fait. L’événement, selon les règles du monde ou de soi-même que l’on connaît, ne peut pas être produit. Sur le plan de ce que nous pouvons faire – nous ne pouvons pas le faire.

Mais cela peut néanmoins se produire. L’événement, c’est la révélation et l’irruption, qui peut être parfaitement imperceptible, comme dans le silence vital de la transe, de la possibilité de l’impossible. Pour le dire avec le philosophe Alain Badiou: «La force d’un événement, réside dans le fait qu’il expose quelque chose du monde qui était caché, ou invisible, parce que masqué par les lois de ce monde.»

C’est impossible – et pourtant, cela arrive. Et la réalité change. Toujours dans les mots de Badiou: «grâce à la force d’un événement, bien des gens découvrent que le réel du monde peut se situer dans quelque chose qui est simplement impossible du point de vue dominant de ce même monde. Nous avons ici la signification profonde d’un des slogans de Mai 68 en France : ” Soyez réalistes : demandez l’impossible ! “»

Nous pouvons ainsi toutes et tous faire l’expérience, spontanée, dans la vie ordinaire, de ce que Badiou propose comme une définition du bonheur: «découvrir en soi-même une capacité active dont on ignorait qu’on la possédait.» Le philosophe évoque ainsi différentes «expériences vitales» où nous trouvons les signes «qu’il pourrait se passer autre chose que ce qui se passe»: «Pour le dire autrement, il y a ce dont vous êtes capables, alors c’est la construction de la vie, utiliser ce dont on est capable, mais il y a ce dont vous ne savez pas encore que vous en êtes capables, et qui est justement le plus important: ce qui se découvre quand on rencontre quelque chose d’imprévisible. Par exemple, quand on tombe amoureux pour de bon. On s’aperçoit alors qu’on est capable de choses dont on ne se croyait pas capable. Qu’on avait une capacité inconnue, y compris dans l’ordre de la pensée, de la création symbolique. Cette révélation qu’on est capable de bien autre chose que ce qu’on croyait, elle a lieu aussi quand on participe à un soulèvement en faveur d’une idée nouvelle de la vie collective; quand monte en vous une vocation artistique parce qu’on est bouleversé par une lecture, ou une musique, ou un tableau; quand on est attiré par des problèmes scientifiques inédits. Dans tous ces cas, on découvre en soi-même une capacité qu’on ignorait.» Et dans ces moments-là, comme on le dit couramment, «c’est le bonheur!».

Je propose d’ajouter à cette liste le moment de la transe. (C’est d’ailleurs à proprement parler ce qui m’est arrivé, il y a plusieurs années, quand j’ai découvert l’hypnose – en en vivant tout d’abord l’expérience.)

La dernière citation de Badiou est extraite d’un livre intitulé La vraie vie. N’est-ce pas cela, à quoi nous aspirons tous, avec une force plus grande que toutes nos résignations? Et n’est-ce pas aussi cela que visait Milton Erickson, avec une expression plus modeste, quand il disait que l’enjeu de la thérapie, de l’hypnose, était de «vivre une bonne vie»?

Older posts

© 2025 Guido Albertelli

Theme by Anders NorenUp ↑