Un portrait peint par Renoir m’a frappé lors d’une récente visite à la Fondation de l’Hermitage, à Lausanne.
On serait tenté de dire de cette jeune femme qu’elle est «pensive». Mais je ne crois pas que ce soit le bon terme: elle est en transe.
Renoir nous donne à voir quelque chose de la transe: le regard fixe, qui ne regarde rien, la tranquillité du visage, une sensation de détente, un jeu entre le net et le flou, ce visage qui se détache, le contexte qui s’estompe. Voir ce tableau conduit, si on s’y attarde, à faire soi-même l’expérience de la transe (sans doute est-ce ce que produit n’importe quel tableau – mais ce serait un autre sujet…)
Rien de grandiose, tout au contraire. Une expérience très simple, qu’on pourrait presque dire «pudique» – et qui pourtant peut être décisive, dans laquelle tout peut basculer. Comme quand le prophète Elie ne trouve l’Eternel ni dans le vent, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans «un murmure doux et léger». Ou comme quand le Zarathoustra de Nietzsche s’entend dire que «ce sont les mots les plus silencieux qui amènent la tempête«, que «des pensées qui viennent sur des pattes de colombe mènent le monde.» Ça commence avec le silence, quand autre chose, tout le reste, s’arrête. Les yeux cessent de scruter, l’esprit cesse de vouloir, le corps n’est plus tendu vers ou contre quoi que ce soit.
«Quelque chose d’autre» se produit, «à l’intérieur». Un «quelque chose» qui n’est rien, ou presque, indistinct et pourtant de plus en plus net, singulier et pourtant si familier. Neutre – et pourtant si intense. Un espace qui s’ouvre – et ça s’approfondit, sans rien faire. On ne sait pas comment on fait ça, plus on essaie et moins on le sait, moins on le sait, plus ça se fait. Un passage – puisque la transe, comme son nom l’indique, est affaire de passage – où «les pensées s’arrêtent et des images viennent d’elles-mêmes», comme m’a dit une fois une personne au cabinet. Sans rien faire. Et ce «sans rien faire» qui laisse venir les images, ou quoi que ce soit d’autre, est, avant même des images, quelque chose comme un vide. Un vide fécond. Tranquille. Doux. Vibrant. Puissant. Et peut-être même amusant. Le vide qu’évoque cette expérience racontée dans une facétieuse et excellente introduction au taoïsme que je viens de relire:
L’un de nos exemples favoris de la valeur du Rien est un incident survenu dans la vie de l’empereur japonais Hirohito. De fait, être l’empereur de l’un des pays les plus radicalement confucéens du monde n’est pas forcément de tout repos. Du petit matin à la nuit profonde, pratiquement chaque minute de la vie de l’empereur est remplie de réunions, d’audiences, de visites, d’inspections et de je-ne-sais-quoi encore. Et tout au long de cette journée tellement pleine qu’une dalle de béton ressemblerait à une éponge en comparaison, l’empereur doit voguer sans effort, comme un grand vaisseau poussé par une brise régulière.
Par une journée particulièrement chargée, l’empereur fut conduit dans une immense salle de réunion afin d’honorer quelque rendez-vous. Mais quand il y entra, il n’y avait personne. L’empereur marcha jusqu’au centre de la grande pièce, se tint là un moment en silence, puis se prosterna devant l’espace vide. Et, se retournant vers sa suite avec un large sourire, il leur dit: «Nous devrions organiser davantage de rendez-vous comme celui-ci. Je ne me suis pas autant amusé depuis bien longtemps.»
Benjamin Hoff, Le Tao de Winnie
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